La nouvelle que la junte malienne aurait négocié un accord pour faire venir 1 000 mercenaires russes du tristement célèbre Groupe Wagner au pays n’a rien de surprenant.
Cela fait plusieurs années que la Russie tente d’étendre son influence au Mali. Ainsi, depuis 2019, des campagnes de désinformation ont joué un rôle clé dans les manifestations qui avaient, en août 2020, renversé le président démocratiquement élu Ibrahim Boubacar Keïta. Au-delà de dénigrer Keïta, les messages clés de ces campagnes étaient anti-français, anti-démocratiques et pro-russes. Bizarrement, des douzaines de personnes qui étaient sorties dans la rue après le coup d’État brandissaient des drapeaux russes. Plusieurs membres de la junte rentraient aussi tout juste d’une longue formation de sécurité à Moscou. Ensuite, l’ambassadeur de la Russie au Mali, Igor Gromyko, a été parmi les premiers dignitaires étrangers à être reçu par la junte. Cet accord potentiel s’inscrit tout naturellement dans cette séquence.
« Moscou se précipite pour soutenir des leaders isolés de pays clés d’une région, riches en ressources naturelles, et qui font face à des crises. »
Avec le Colonel Assimi Goïta, le leader du coup, à la barre, le Mali est particulièrement susceptible d’être cueilli dans la campagne d’influence asymétrique que la Russie déroule en Afrique. Sur la base du modèle utilisé en Syrie, Moscou se précipite pour soutenir des leaders isolés de pays clés d’une région, riches en ressources naturelles, et qui font face à des crises. Ces leaders se retrouvent ensuite endettés envers la Russie, qui prend le rôle d’intermédiaire de pouvoir régional.
Si le chef de l’État est un autocrate qui n’est pas sujet à un contrôle démocratique, cela facilite ce processus de cooptation des élites. Goïta correspond à ce profil. Il a dirigé deux coups d’État et ignore les exigences de la CEDEAO sur la transition, sans être redevable à une constitution.
Un chef d’une junte non redevable, qui tente de faire venir des mercenaires pareillement insoumis à toute contrainte, se trouve donc au cœur de ce contrat potentiel.
La route de la ruine
L’expérience de la République centrafricaine (RCA) est une feuille de route. En 2018, le président Faustin-Archange Touadéra a accueilli 400 “formateurs” de Wagner, ostensiblement pour aider à vaincre une coalition de groupes rebelles. Mais Wagner s’est entendu avec certains rebelles pour sécuriser des mines de diamants dans le nord du pays (ces dernières ont ensuite été incorporées dans un réseau de trafic illicite géré par Wagner qui relie l’ouest du Soudan, la RCA, et la côte de l’Afrique de l’Est). Selon cette entente, Touadéra a nommé un Russe comme son conseiller à la sécurité nationale et Wagner lui sert de garde présidentielle. Les officiels centrafricains qui ont exprimé leur inquiétude quant à l’influence inopportune russe ont été limogés.
La Russie, voulant garantir à son allié Touadéra sa réélection, l’a soutenu sans réserve lors de la présidentielle controversée de décembre 2020. Les Nations unies accusent les 2 300 hommes déployés par Wagner en RCA d’abus des droits humains, y compris d’exécutions extrajudiciaires, d’attaques contre les civils, de torture et de viols.
Alors même que Wagner n’a pas résolu l’instabilité du pays, la souveraineté de la RCA a été compromise. C’est cet enjeu que risque le Mali si Wagner s’y déploie, a un coût au contribuable malien de 11 millions de dollars par mois.
Qui en profite ?
« Ni Goïta, ni la Russie n’aura intérêt à faire avancer comme convenu une transition vers la règle démocratique et civile. »
Entre-temps, la Russie prend pied dans une partie du continent où elle n’avait pas beaucoup de présence historique. Les troupes de Wagner, d’anciens soldats du renseignement militaire, fonctionnent moins comme une entreprise militaire privée que comme un outil coercitif dissimulé que Moscou utilise pour étendre son influence en Afrique (et dans le monde). Si la situation sécuritaire peut justifier leur présence, Wagner soutient la sécurité d’un régime, et non celle des citoyens.
En étant l’homme de Moscou au Mali, Goïta gagne une force de sécurité étrangère qui l’aidera à consolider son emprise sur le pouvoir. Depuis son entrée sur la scène, et malgré le long et malheureux héritage du Mali sous la gouvernance militaire, il en vante tout de même les prétendus avantages. Il s’octroie aussi un soutien extérieur important, doté d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Une fois un tel accord en place, ni Goïta, ni la Russie n’aura intérêt à faire avancer comme convenu une transition vers la règle démocratique et civile.
Cet accord avec Wagner représente donc une jonction charnière pour le Mali et pour ses chances d’un retour à la démocratie.
Que faut-il donc faire ?
Pour bloquer cet accord avec Wagner, la CEDEAO a un rôle clé à jouer. La CEDEAO sert de garante à la transition malienne. Permettre à Wagner d’entrer au Mali aurait des conséquences longues et profondes pour la souveraineté, la sécurité, la gouvernance et la politique extérieure du pays, et aurait aussi des effets sur toute la région. Une décision aussi dangereuse ne devrait pas être laissée aux mains de Goïta, dont l’autorité qu’il revendique a été prise de manière anticonstitutionnelle. La CEDEAO doit indiquer clairement que le rôle principal de Goïta est de faciliter une transition, et que tout accord avec un acteur étranger, d’autant plus au vu de sa sinistre réputation, doit attendre la mise en place d’un gouvernement démocratiquement élu.
Si Goïta devait résister aux exigences de la CEDEAO, elle devrait le déclarer en violation du protocole de transition, le sanctionner, ainsi que d’autres membres de la junte, et les désister de leurs rôles de dirigeants de la transition. Les récents avertissements de la CEDEAO que la transition malienne doit rester sur la voie prévue pour les élections de février 2022 et que toute personne y faisant obstacle sera sanctionnée, est une bonne étape.
Il faudra toutefois soutenir la CEDEAO. La communauté internationale démocratique devrait être prête à empêcher l’accès à la junte aux comptes publics de l’État malien. Cela mettrait en évidence la dépendance de la continuité de la junte envers la reconnaissance internationale.
La CEDEAO et l’Union africaine devraient aussi invoquer la Convention sur l’élimination du mercenariat en Afrique, dont l’entrée en force en 1985 interdit aux États de permettre aux mercenaires d’entrer sur leurs territoires. Déclarer Wagner une force mercenaire les identifierait, correctement, d’entité illégale, et leur interdirait d’exercer leurs activités au Mali (ou ailleurs en Afrique).
« La CEDEAO doit indiquer clairement que le rôle principal de Goïta est de faciliter une transition, et que tout accord avec un acteur étranger, d’autant plus au vu de sa sinistre réputation, doit attendre la mise en place d’un gouvernement démocratiquement élu. »
La France, l’Allemagne et d’autres pays européens ont très justement fait savoir à la junte que la signature de tout accord avec Wagner aurait des conséquences sur leur soutien sécuritaire et économique au Mali. Les acteurs européens doivent toutefois veiller à ce qu’un potentiel retrait du Mali créée un encore plus grand vide que la Russie s’empresserait de remplir. Déloger l’Occident est, après tout, une dimension clé dans l’intérêt géostratégique que porte la Russie au Mali.
Comme la sécurité demeure une priorité principale au Mali, les partenaires internationaux devraient être prêts à augmenter leur soutien à la sécurité du pays, sous la condition d’une progression continue vers une transition démocratique. Stabiliser le Mali requiert évidemment bien plus que la simple puissance de feu : il faut établir une présence sécuritaire et de gouvernance soutenue et redevable, afin de rétablir la confiance avec les communautés locales.
Les acteurs pro-démocratiques et de la société civile doivent aussi sonner l’alerte des graves risques en matière de redevabilité et de souveraineté associés à permettre Wagner de se déployer au Mali. Il est compréhensible que les Maliens soient fatigués de l’instabilité et qu’ils soient tentés par la stabilité qu’apporteraient 1 000 mercenaires, mais c’est un mirage. Malheureusement, Wagner n’a pas contribué à la stabilité, que ce soit en Libye, en RCA, au Mozambique ou en Ukraine. Étant donné le contexte extraconstitutionnel du Mali, le soutien du public sera un facteur clé pour façonner les attentes du public pour une transition ponctuelle vers la démocratie. Mais des plateformes d’information pro-russes ont déjà commencé à vanter l’accord.
Le Mali risque de voir sa souveraineté troquée à un pouvoir étranger car il est dirigé par un leader de coups d’État récidiviste. En pratique, cela veut dire que le Mali est à la merci des humeurs d’un seul individu, plutôt que régi par un système de lois ou à un raisonnement muri de ses intérêts nationaux. Le manque de sérieux avec lequel la junte prépare la transition à un gouvernement civil reflète aussi la naïveté inhérente à donner la responsabilité d’une transition politique à des militaires qui ont intérêt à rester au pouvoir.
L’ampleur de cette erreur ne serait que raffermie s’il était permis à Wagner de s’établir au Mali.
Cet article est d’abord paru sur AllAfrica.com. Vous pouvez lire l’original (en anglais) ici.
Joseph Siegle est directeur de la recherche et Daniel Eizenga est chargé de recherche au Centre d’études stratégiques de l’Afrique. Les opinions exprimées sont les leurs.
En plus: gouvernance le Sahel Mali Russie